Orphelins et mineurs délinquants (1889-1959) - Université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis Accéder directement au contenu
Hdr Année : 2012

Orphelins et mineurs délinquants (1889-1959)

Résumé

Après avoir réalisé une thèse d’histoire sur deux organisations de jeunesse mexicaines d’envergure nationale durant la fin de la période révolutionnaire (1929-1944), j’ai été amené à mon retour en France à changer progressivement non seulement de décor, mais aussi d’objet en travaillant sur les mouvements de jeunesse et d’éducation populaire français puis sur la justice des mineurs et les politiques d’aide sociale à l’enfance. Cette confrontation successive puis simultanée de terrains a été pour moi d’autant plus féconde qu’elle ne se s’est pas inscrite dans une perspective comparatiste, mais bien dans une complémentarité et une continuité de pensée tant théorique, épistémologique, que méthodologique comme en témoignent les axes de recherches présentés dans la première partie Depuis une quinzaine d’année, mon domaine de recherche s’est progressivement centré sur l’« enfance inadaptée », un référentiel sectoriel pris dans son acception la plus large tel qu’il a été défini notamment par Daniel Lagache dès 1944 et qui, par la suite, a été relayé et généralisé par les acteurs de cette histoire, les praticiens, et les chercheurs. Mes travaux ont porté tout particulièrement sur les populations désignées comme « orphelins » et comme « délinquants » tout en côtoyant inévitablement d’autres appellations, à défaut de représenter forcément d’autres catégories d’enfants : anormaux, arriérés, caractériels, pervers, assistés, victimes, handicapés… Comme tous mes prédécesseurs qui se sont aventurés sur ces terrains, j’ai été frappé par les difficultés de repérage et les nombreux brouillages qui affectent ce domaine structuré au gré des nécessités pratiques et des politiques de prises en charge. Le premier facteur d’imprécision est l’amplitude temporelle de la notion d’« enfant » telle qu’elle est utilisée dans ce secteur. Malgré l’élaboration progressive d’âges psychologiques et sociaux, distinguant notamment la prime enfance, l’enfant, l’adolescence et le jeune adulte, et malgré l’établissement de seuils d’âges fixés par les lois qui déterminent des minorités et des majorités pénales et civiles, des âges d’émancipation, d’obligation scolaire, de conscription et d’engagement militaires…, force est de constater, sur cette question des âges, la marge d’intervention étendue que continue à adopter la majorité des politiques sociales, sanitaires et judiciaires en matière d’inadaptation juvénile. L’enfant et l’adolescent sont liés par le même sort et, de fait, quand les textes législatifs, les revues, les sociétés, les associations, les professionnels, les cliniques et autres institutions d’accueil portent l’appellation « enfance », leur champ d’intervention est la plupart du temps très large et peut s’étendre de 0 à 21 ans, sans toujours des différenciations claires dans les modes de traitements proposés. Le deuxième risque de malentendus réside à l’inverse dans la segmentation, non pas par classes d’âge, mais par types d’inadaptation qui se renforce parallèlement à cette désignation générique de l’enfance inadaptée, avec l’élaboration de nomenclatures qui viennent justifier des prises en charge et conduisent à la délimitation de certains groupes d’enfants et souvent à leur mise à l’écart, à leur ségrégation et à leur clôture dans des institutions. Bien que de nombreux chercheurs aient dénoncé la fragilité des supports et argumentations scientifiques à l’origine de ces classifications, n’hésitant pas à les qualifier d’invention, d’illusion ou de construction théorique, il semble qu’elles aient donné lieu à des spécialisations tant au niveau des professions, des établissements que des modes de prise en charge. Pourtant, même pour les catégories d’enfants qui pourraient apparaître le moins sujettes à caution, comme les orphelins ou les jeunes délinquants, les frontières dessinées entre ces populations opèrent des glissements qui conduisent souvent à des chevauchements. Une analyse sur des exemples concrets montre que les enfants désignés comme « orphelins » n’ont pas toujours perdu leurs parents ; de même, ceux dénommés « délinquants » n’ont pas forcément commis de délit ou, si ce dernier est attesté, ils en ont été la plupart du temps acquittés. La troisième source de confusion réside à la fois dans l’éparpillement et le mélange de populations dus aux réseaux de placement et aux stratégies institutionnelles des œuvres, puis du secteur associatif. Il est difficile de pister et de remonter les filières qui conduisent à confier un enfant soit à un particulier, soit à une institution, tant elles peuvent être parfois privées, informelles, connaître de nombreux rebondissements ou placements en cascade, dépendre d’un carnet d’adresses, même si on peut repérer certains agents dépisteurs : comme le curé de la paroisse, le maire, l’instituteur, le policier ou le gendarme, plus tard l’infirmière visiteuse d’hygiène sociale, l’assistante sociale, l’éducateur… Reste la nébuleuse des dames d’œuvres, des philanthropes et autres gens de « bonne volonté » qu’il est souvent difficile d’identifier. Par ailleurs, malgré les affichages et les reconnaissances officielles négociées pour un accueil spécialisé, la plupart des établissements et services, pour fonctionner dans la durée, misent sur la polyvalence de leur public avec des effets de melting-pot et jouent sur les appellations, les habilitations ou les agréments, quand ils n’opèrent pas de reconversions de leurs structures. Dès le XIXe siècle, des établissements à gros effectifs (jusqu’à 600 et même pour certains 800 jeunes) mentionnent en leur sein l’existence de plusieurs sections censées garantir un accueil adapté aux différentes populations prises en charge. C’est le cas par exemple de la congrégation religieuse féminine du Bon Pasteur, qui reçoit aussi bien des orphelines, des fillettes en danger moral, des filles placées par mesure de correction paternelle que des jeunes délinquantes, voire même des jeunes filles placées par leurs familles. La quatrième difficulté, qui découle des trois premières, est l’impossible comptage des jeunes inadaptés, faute de corpus statistiques suffisamment fiables, ce qui empêche souvent d’en mesurer la proportion dans une ou plusieurs classes d’âge. Les administrations qui produisent les statistiques, quand elles existent, ne s’intéressent qu’aux jeunes dont elles ont la tutelle de près ou de loin : la Justice, la Santé, l’Éducation nationale, la Défense… et chacune a fait fluctuer dans le temps sa façon de compter. Ces chiffres ne sont pas exhaustifs des phénomènes, ils ne représentent que les enfants qui ont été dépistés, signalés et ont fait l’objet de mesures. On ne compte pas tous les orphelins, mais tous ceux dont on va devoir s’occuper ; on ne compte pas tous les mineurs, auteurs présumés de délits, mais ceux que l’on décide de sanctionner, de placer ou de rééduquer ; on ne dénombre pas tous les arriérés ou les handicapés, mais ceux que l’on a soumis à des tests ou à des examens. La terminologie générique d’« enfants inadaptés » rend aléatoires ces calculs qui finissent par devenir des estimations ou des généralisations au prorata d’une population globale aux contours fictifs et en fonction de « besoins » tout aussi indéterminés. L’augmentation du nombre d’enfants inadaptés sans cesse rappelée dans l’après seconde guerre est aussi paradoxalement le produit des politiques sociales, renforcées par la planification du milieu des années 1960 qui, après s’être centrée sur la reconstruction, propose un programme de développement sanitaire et social. Plutôt que de tenter de déjouer les aléas des statistiques en recomposant des populations à l’aune de la critique scientifique, ne serait-il pas temps de compter les institutions et les œuvres qui les chapeautent, ainsi que leurs effectifs, qui au-delà des jeux de mots, des discours et des constructions théoriques ou politiques sont des réalités bien tangibles d’une prise en charge massive de jeunes de 0 à 21 ans quelle que soit la catégorie dans laquelle ils sont rangés. À ces quatre facteurs de distorsions, s’ajoutent les effets pernicieux provoqués sur la production scientifique dans ce domaine. Malgré le peu de clarté des définitions et la perméabilité des frontières entre les classifications, ainsi que les nombreux chevauchements et mélanges sur le terrain des différentes catégories d’enfants, paradoxalement les recherches relatives à l’enfance inadaptée sont restées finalement compartimentées, voire cloisonnées. Ceux qui s’intéressent à la Justice des mineurs n’évoquent pratiquement jamais l’histoire des arriérés ; ceux qui travaillent sur les anormaux d’école ne pensent pas aux délinquants ; les techniciens du handicap n’étudient que certaines formes d’handicaps physiques ou mentaux ; les spécialistes de l’histoire des orphelins, qui travaillent en fait la plupart du temps sur les enfants assistés ou abandonnés, semblent se centrer sur un monde à part, une institution tellement monolithique qu’elle finit par envahir toute la problématique : l’Assistance publique. Ces travaux segmentés produisent parfois des chronologies qui, quand on les compare, semblent aller à contretemps, s’ignorant les unes les autres, jouant à saute-moutons ou ignorant des dates qui, pour les autres, sont considérées comme décisives. En choisissant de confronter deux catégories d’enfants : celle des orphelins et des mineurs délinquants, j’ai cherché dans la deuxième partie de ce mémoire à transcender deux champs de recherches bien séparés, dans lesquelles je me suis moi-même laissé piéger dans mes travaux, pour m’interroger sur un seul et même phénomène : celui de l’enfance placée. Il ne s’agit pas de se contenter d’emprunter le raccourci des itinéraires prédestinés qui font parfois de l’orphelin, balloté de mauvais placements en mauvais placements, un potentiel délinquant ni de se limiter à pointer les amalgames et les mélanges de population au sein de certaines institutions pour des conditions de survie ou d’économie de moyen, mais de s’interroger de façon plus large sur ce qui constitue, me semble-t-il, des référentiels communs : le mode de placement individuel ou collectif, les formes de prise en charge qui se caractérisent par une très forte prédominance de l’initiative privée légitimée par la puissance publique qui cherche timidement à instituer des formes d’aide mais aussi de régulations et de contrôle ; les références à leur éducabilité qui se déclinent la plupart du temps en dehors des modes traditionnels de l’instruction ; leur appartenance sociale et le regard portée sur leurs familles et environnement. Au-delà de ces référentiels communs, j’ai analysé les similitudes, voire les concomitances, qui se dessinent tant au niveau des politiques, de la législation que des lieux, des pratiques et des acteurs qui permettent d’interpeler les interactions, les rencontres, les collaborations entre ces deux champs d’intervention qui finissent par faire cause commune autour de nouvelles classifications d’enfants, se retrouvant à l’intersection des catégories plus anciennes que sont les « orphelins » ou les « mineurs délinquants ». C’est le cas tout d’abord, de celle des « moralement abandonnés », élaborée à la fin du XIXe siècle autour de la loi du 24 juillet 1889 sur la protection des enfants maltraités ou moralement abandonnés, complétée par celle du 19 avril 1898 sur la répression des violences, voies de fait, actes de cruauté et attentats commis envers et par les enfants. C’est le même phénomène qui se reproduit autour des « cas sociaux », qui connaissent leur consécration avec l’ordonnance du 23 décembre 1958 relative à la protection de l'enfance et de l'adolescence en danger, suivie des deux décrets du 7 janvier 1959, sur « la protection sociale de l’enfance en danger ». Cette analyse de la structuration du domaine d’action sociale et éducative qu’est le placement d’enfants et, conjointement la division des champs de recherche qui en rendent compte, est l’aboutissement actuel d’un parcours de recherche d’une quinzaine d’années dont témoignent par ailleurs la dernière partie de ce mémoire de synthèse. Élaborée dans le cadre des sciences de l’éducation, cette réflexion inclut aussi des propositions pratiques quant à l’enseignement et l’apprentissage de l’approche historique et son exercice dans le champ spécifique de cette discipline. Je crois en effet, au terme de l’expérience ici relatée, que les sciences de l’éducation, de par leurs objets et leurs publics, constituent un terrain propice à un usage renouvelée de l’histoire, avec une pédagogie adaptée à un public de non-historiens.

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Citer

Mathias Gardet. Orphelins et mineurs délinquants (1889-1959) : Deux catégories et deux champs de recherche pour une enfance placée. Education. Université Paris 8 Vincennes - Saint Denis, 2012. ⟨tel-02965722⟩
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